Par le Dr Marc Lévêque
Le terme de « psychochirurgie » défini le traitement chirurgical d’un trouble du comporte- ment ou prétendu comme tel. Certaines des interventions développées initialement dans cette perspective — telle la lobotomie préfrontale ou, plus proche de nous, la cingulotomie — ont également été proposées dans le traitement de certaines douleurs irréductibles. Pour cette raison, on rencontre dans la littérature l’expression de « psychochirurgie de la douleur » [1—11]. Au-delà de cette acceptation de fait, on peut également considérer que cette formule se définit par des gestes intervenant sur les structures anatomiques responsables de la composante émotionnelle de la douleur, principalement le cortex préfrontal. Ce cortex qui transforme l’information nociceptive, projeté par le thala- mus, en un affect désagréable. Une définition qui exclut, par conséquent, les interventions portant — sans grand succès d’ailleurs1 [12,13], — sur les structures responsables de la composante « sensori-discriminative », les aires somesthésiques primaires (SI) et secondaires (II) du cortex pariétal. Tout comme, a fortiori, les interventions prenant pour cible — par lésion ou stimulation — les voies de conductions périphériques ou centrales de cette information nociceptive. Pour ce qui est du thalamus, la situation est plus complexe : dans la mesure où il s’interpose entre les voies de conduction et les aires corticales conferant à la douleur ses dimensions sensori-discriminative et motivo-émotionnel, certains le classe dans les cibles de la psychochirurgie, d’autres non. Nous avons adopté une attitude intermédiaire en nous focalisant sur les régions de ce centre intégrateur qui entretiennent des connexions avec les régions corticales responsables de l’affecte douloureux.
Le précurseur de la psychochirurgie est probablement le téméraire Gottlieb Burckhardt aliéniste à l’hospice de Pré- fargier en Suisse qui, le premier et sans être chirurgien, s’attaquera, en 1891, au cerveau humain afin d’en « extir- per le mal à la racine » et d’agir ainsi directement sur les troubles mentaux dans le but avoué de « transformer les déments agités en déments calmes » [14]. Il décida d’exciser, à la curette, une dizaine de grammes de ce cortex. Les résultats seront désastreux et critiqués par ses pairs. L’histoire de la psychochirurgie ne débute véritablement qu’en 1935 avec Egas Moniz. Ce neurologue portugais — célèbre pour ses travaux sur l’angiographie céré- brale — formulera l’hypothèse que « les troubles mentaux doivent être en relation avec la formation de groupements cellulo-connectifs plus ou moins fixes [. . .] pour guérir ces malades, il faut détruire les arrangements de connexions qui doivent exister au niveau des lobes frontaux » [15].
Il mettra au point l’intervention dite de « leucotomie frontale » consistant à déconnecter, à l’aide d’un stylet — le leucotome — une partie des lobes préfrontaux du reste du cerveau, cela après réalisation de deux trous de tré- pan latéraux. Moniz communiquera ses résultats, pour une vingtaine de patients en mars 1936 « aucun décès, aucune aggravation, 35 % des patients guéris, 35 % présentent une amélioration clinique et 30 % sont sans résultat » [15]. En Europe, seuls les Italiens manifestèrent de l’intérêt pour ces travaux tandis qu’en outre-Atlantique, ces résultats retinrent l’attention, d’un neuropsychiatre Walter Freeman. Aux États-Unis, la surpopulation asilaire — avec plus de quatre cent mille patients internés en 1937 — offrira un terreau fertile au développement de cette technique. À cette époque, les seuls traitements proposés aux patients psychotiques demeuraient l’internement et les « thérapies de chocs » : cure de Sakel, électrochoc, malariathérapie. L’historien Valenstein observe « l’absence d’agent neuro- pharmacologique efficace, la surpopulation asilaire, le coût financier et social élevé des pathologies psychiatriques à cette époque aura contribué à créer un accueil des plus chaleureux à la lobotomie frontale » [16]. La situation asilaire devenant préoccupante, la pratique de la lobotomie se répandra en Amérique du Nord pour atteindre près de vingt mille interventions en juin 1951. Devant cet afflux croissant de patients, Freeman procédera à une simplification de la technique afin de la rendre réalisable en ambulatoire (Fig. 1). À l’aide d’un pic à glace, il va, après avoir soulevé la paupière supérieure, perforer le toit de l’orbite et sectionner la base des lobes frontaux. Malgré un nombre élevé de complications hémorragiques ou infectieuses, la leucotomie transorbitaire connaîtra le succès auprès de ses confrères neuropsychiatres et sera, dans un premier temps, applaudie par les médias de l’époque.
Mais, parallèlement à cette intervention aveugle et délabrante, se développeront des techniques beaucoup plus sélectives pour des indications restreintes telles que la névrose obsessionnelle ou la mélancolie. Ces gestes focaux, par la technique de stéréotaxie, permettront des améliorations cliniques au point que l’Académie de Stockholm décernera, en 1949, le prix Nobel à Egas Moniz pour « la découverte de la leucotomie dans le traitement de certaines psychoses ». Un bilan néanmoins contrasté car, la même année, le directeur du New York State Psychiatrie Institute s’interrogeait « le fait de calmer un patient doit-il être considéré comme un traitement ? Le but de tout cela n’est-il pas, surtout, de rendre le travail des soignants plus tranquille ? Je deviens de plus en plus pré- occupé par le nombre de zombies que ces interventions génèrent ». Cinq ans plus tard, la découverte du premier neuroleptique — la chlorpromazine — offrira une alternative enfin efficace à la leucotomie et en précipitera le déclin. Alors que grandissent les espoirs suscités par les progrès de la neuropharmacologie, l’opinion va, dans le même temps, prendre conscience des dérives de la psychochirurgie. En dépit d’une opinion publique devenue extrêmement méfiante, cette chirurgie continuera, malgré tout, à être pratiquée dans de rares centres. De nouvelles méthodes et les instruments modernes autoriseront des interventions d’une précision inédite. Les complications deviendront rares, les indications seront mieux cernées et les cibles anatomiques bien identifiées. Bref, ces nouvelles techniques stéréotaxie n’auront plus rien de commun avec la leucotomie grossière des années 1950. La psychochirurgie se maintiendra donc — avec des résultats satisfaisants — dans des formes sévérissimes de troubles obsessionnels compulsifs ou de dépressions résistantes à toutes les médications. Aujourd’hui ces interventions de capsulotomie ou de cingulotomie demeurent pratiquées dans plusieurs pays, dont les États-Unis. À partir de 1999, le succès de la stimulation cérébrale profonde — une nouvelle technique réversible et adaptable — dans le traitement de la maladie de Parkin- son est venu offrir de nouveaux espoirs thérapeutiques chez les patients souffrant de pathologie psychiatrique sévère comme les troubles obsessionnels compulsifs. Aujourd’hui, ces nouveaux traitements par neuromodulation viennent écrire une nouvelle page de l’histoire de la psychochirurgie notamment dans le traitement de la douleur.
Très vite on remarquera que les patients lobotomisés pré- sentent une certaine indifférence à la douleur [17] et la première intervention de lobotomie préfrontale dans une indication de douleur irréductible sera réalisée par l’américain W. Van Wagenen, un élève de Cushing, au début des années 1940 [18]. Il s’agissait d’un homme souffrant de douleur de membre fantôme, victime, pour cette raison, de nombreuses amputations. Suite à ce geste, le soulage- ment s’avérera total, néanmoins, ce chirurgien de Rochester ne publia pas cette observation. Les premiers succès de la lobotomie préfrontale rapportés dans la « douleur somatique irréductible » le seront, en 1946, par W. Freeman et son collègue, neurochirurgien, J. Watts en 1946. Quatre années avant leur papier du Lancet [19], les deux praticiens de Washington s’étaient attaqués aux« psychalgies », une entité floue désignant des douleurs causées par des fac- teurs psychologiques et comportementaux [20]. Fort des succès obtenus dans cette indication, ils proposèrent cette chirurgie à cinq malades souffrant de douleurs rebelles d’origine diverses (cancer du rectum, tabes dorsal, post- AVC, suite de chirurgie pelvienne et arthrites). Les résultats
Pierre Puech, dans une monographie parue en 1950, l’année de sa disparition, décrira l’état de ces opérés : « quand on interroge ces grands algiques après lobotomie, ils répondent en général que la douleur est presque la même qu’avant l’intervention, mais tout, dans leur comporte- ment, montre qu’ils la supportent beaucoup plus aisément : la douleur semble avoir perdu tout caractère affectif ». Le neurochirurgien de l’hôpital Sainte-Anne résumera : « le sujet est comme devenu indifférent à sa douleur, il ne s’en plaint plus spontanément et ne réclame plus de morphine. Bien souvent la lobotomie guérit simultanément l’angoisse de la douleur et la toxicomanie qu’elle a provoquée » [22]. Ces observations s’accompagneront de résultats cli- niques inattendus, voire contradictoires [24]. Si la lobotomie semble atténuer la perception des douleurs chronique, elle ne soulage en rien les accès de douleur aiguë, voire même les exacerbe. Ainsi, un patient souffrant d’un envahissement cancéreux du pelvis verra ses douleurs sourdes s’atténuer, mais sera davantage sensible aux attaques lancinantes de ses crampes intestinales. Des observations qui seront corroborés par les résultats d’une étude prospective [25]. Dans Vivre sans douleur, le neurologue et psychanalyste N. Danziger nous en livre une interprétation : « ces résultats apparemment paradoxaux conduisent à différencier l’impact émotionnel d’une douleur aiguë de la souffrance psychique liée à la douleur chronique ou répétée. Dans le premier cas, on a affaire à un affect immédiat lié à un stimulus aversif. Dans l’autre, ce qui est en jeu — au-delà du caractère immédiatement aversif de la sensation douloureuse — c’est la signification que le patient attribue à cette douleur durables. et l’évaluation tout à la fois présente, rétrospective et anticipatoire qu’il fait des implications de cette douleur et des limites qu’elle impose à son existence ; c’est la conscience aiguë — chez un être doué de la capacité de se projeter dans l’avenir — d’être piégé dans l’éternel présent de la douleur et de son anticipation, d’être soumis à une temporalité aberrante qui le coupe de son identité propre et de son histoire ».
Les troubles neuropsychologiques de la leucotomie pré- frontale étaient tel que l’on peut s’interroger si la béatitude qu’elle conférait ne donnait pas le change à une analgésie. Wertheimer demeure septique sur le soulagement obtenu : « La guérison durable ne sera acquise que dans la mesure, et dans cette mesure seulement, ou la constitution psycho- tique du malade sera modifiée. C’est dire qu’à mon sens l’utilisation de la psychochirurgie sera réservée aux cas où la douleur est avant tout une douleur psychique. Utilisé dans cet esprit, je conserve mes préférences à la lobotomie » [26]. Le neurochirurgien lyonnais est également critique vis- à-vis des effets secondaires de cette intervention : « La lobotomie préfrontale encourt les reproches de représenter une intervention mutilante, une agression contre la personnalité, d’être la cause de détériorations mentales » [26].
C’est précisément cette « agression contre la personnalité » que l’on reprochera à la lobotomie frontale d’Eva Perón, icône de l’Argentine (Fig. 2). À 33 ans et atteinte d’un cancer du col métastatique diagnostiqué en août 1951, l’épouse du président de l’Argentine souffrait de douleurs intolérables [27]. Dans le plus grand secret, un célèbre neurochirur- gien de Boston, James L. Poppen fut appelé, par le Général Perón, à son chevet pour une intervention de lobotomie fron- tale [28]. Le geste, réalisé en mai 1952, est aujourd’hui l’objet d’interrogation. Sous couvert d’un geste antalgique, ne s’agissait-il pas — aussi — de calmer la fougue de cette militante, incarnation de l’aile gauche du mouvement péro- niste, qui appelait à une accélération de la révolution ? [29] À cette controverse, s’ajoute le fait que six prisonniers argentins auraient préalablement été opérés, à Buenos Aires d’une leucotomie afin de « préparer » ce geste [30]. Vérité historique ou théorie du complot ? Nous ne possédons ni les éléments ni l’autorité pour statuer sur les motivations de ce geste. Cela nous renseigne avant tout sur le caractère controversé, voire transgressif de ces gestes qui prennent pour cible ce « territoire intime de l’esprit et de l’identité » [31].
Dès 1949, des techniques seront proposées afin de réduire ces mutilations de la personnalité, la topectomie appartient à ce type d’intervention. Comme le précise, J. Le Beau, l’un de ces promoteurs, contrairement à la tech- nique précédente, il ne s’agit plus « de sectionner des fibres de projection, mais bien de supprimer des aires corticales » [32]. L’autre avantage de ce geste est d’opérer en superficie, à ciel ouvert, et d’atténuer ainsi les risques hémorragiques rencontrés lors de gestes précédents effectués « à l’aveugle ». Au plan fonctionnel, la topectomie permet de visualiser les gyrus du cortex préfrontal dorsolatéral, c’est-à-dire les aires de Brodmann 9, 10 et 46, qui d’après les données de l’époque, sont impliquées dans l’anxiété. Pool à New York et Le Beau à Lariboisière seront les premiers à pratiquer l’ablation partielle de cette région chez des malades souffrant d’anxiété sévère. Très vite, les douleurs irréductibles possédant une forte composante émotionnelle seront également visées. L’empirisme prévaut et l’on peut lire, en 1949, les recommandations au sujet de la topectomie des aires 9 et 10 : « Le poids de cortex réséqué va de 25 à 30 g de chaque côté (Pool, dans les psychoses) à 10 à 12 g de chaque côté (Le Beau, dans les douleurs irréductibles) » [32]. Selon les aires corticales concernées, on parlera de topectomie standard (aires 9, 10 et 46 de Brodmann), orbitaire (aires 11, 13 et 14), polaire (aires 10 et 11) ou de cingulectomie (aires 24 et 32). Le Beau observe que ce geste « fait complètement disparaître une douleur dont la cause est patente (causalgie, zona, cancer). Dans d’autres cas, le comportement du malade est celui d’un sujet guéri, mais il déclare, à l’interrogatoire, continuer à souffrir (comme dans un grand nombre de psychalgies), alors qu’il ne se plaint plus spontanément. Peut-être ce dernier phénomène est-il surtout en rapport avec la tendance hypocondriaque et le premier avec l’anxiété » [37]. Ses observations se répartiront en 12 cas de lésions nerveuses traumatiques périphériques (causalgies, moignons douloureux, membre fantôme) traités par résection des aires 9 et 10 ; 14 cas de douleurs cancéreuses, le plus souvent morphinomanes, traités par résections des aires 9 et 10, et plus rarement associées ou non à des résections des aires 26—32, 45 et 46 ; 9 malades atteints d’affections neurologiques (tabès, syndrome thalamique, encéphalite). Suite à cette expérience, Le Beau déconseille la topectomie des aires 9 et 10 dans « les affections évolutives, ayant tendance à s’aggraver ; l’aggravation consiste ici dans l’envahissement progressif des différents territoires nerveux plus que dans l’exagération des douleurs au niveau du territoire primitivement intéressé ». Il ajoute : « Chez les cancéreux nous conseillons la lobotomie plus que la topectomie. Il existe cependant quelques cas de cancer à évolution lente où l’opération frontale sélective est suffisante » [37]. « On voit que la lobotomie dans les douleurs irréductibles a presque toujours donné de très bons résultats, mais sou- vent au prix d’une altération mentale importante ; dans la moitié ou les deux tiers des cas, il s’agit de cancers inopérables où cet inconvénient n’a pas grande importance » (Fig. 3).
Le Beau qui possédait une grande expérience du traitement par psychochirurgie de la douleur irréductible et de la cingulectomie sera le premier à réaliser ce geste, à 3 reprises, dans cette indication, sur les 56 interventions qu’il pratiqua [37,38]. Foltz montrera, trois ans plus tard, que des lésions bilatérales du cortex cingulaire antérieures chez des macaques permettaient un sevrage morphinique [39]. Pour cela, le neurochirurgien de Washington fera appel à la technique de stéréotaxie. Une procédure — imaginée en 1897 par le francais Contremoulins [40] puis perfectionnée et popularisée en 1947 par Spiegel et Wycis [41] — qui abandonne la chirurgie à ciel ouvert pour une technique beaucoup moins invasive permettant de réaliser des lésions très focalisées. En 1962, par ce type de geste, Filtz obtiendra d’excellents résultats chez 12 des 16 malades (5 souffrant de douleurs psychogéniques, 6 de douleurs cancéreuses et 5 de douleurs irréductibles non néoplasique) [42]. Cinq ans plus tard, H. Ballantine confirmera ces observations chez une douzaine de patients souffrant de douleurs irréductibles [43]. Ce chirurgien de Boston traitera ainsi 68 patients douloureux (32 liés à des douleurs cancéreuses et 36 non néoplasiques) avec deux tiers de soulagement durables [44]. De nombreuses séries, aux résultats également encourageant feront suite à l’expérience de l’équipe d’Harvard. Elles sont résumées dans ce Tableau.
La comparaison de ces différentes séries est rendue délicates en raison de l’hétérogénéité des étiologies douloureuses, des durées de suivi variables et des critères de succès non standardisés. Si l’on se focalise sur les patients souffrant de douleurs cancéreuses, un soulagement significatif est observé chez 45 à 100 % des patients avec un suivi variant de un à six mois.
En 2014, l’article d’une équipe d’Oxford titrait « cibler la composante émotionnelle de la douleur chronique : une serie de patients traités par stimulation cérébrale profonde du cortex cingulaire antérieur » [52]. Ce travail s’inscrivait, bien entendu, dans le sillon de la cingulotomie et reposait sur une observation commune à d’autres cibles de la stimulation cérébrale profonde (SCP), à savoir : il est possible d’obtenir l’effet équivalent d’une lésion anatomique en stimulant électriquement cette même région à haute fréquence. Cela a été observé, par exemple, avec la thalamotomie (destruction du noyau ventral intermédiaire du thalamus) dans le traitement du tremblement parkinsonien [53] ou avec la capsulotomie (lésion du bras antérieur de la capsule interne) dans le trouble obsessionnel compulsif [54]. La stimulation cérébrale profonde, contrairement, à la technique lésionnelle à un effet réversible — ce qui est intéressant lors de la survenue d’un effet non désiré — et ajustable, autrement dit, les paramètres électriques de la stimulation peuvent être moduler en fonction de la réponse clinique. Dès lors, cette technique présente des risques moindre, et acceptables éthiquement, lorsqu’il s’agit de cibler ces territoires anatomiques de notre personnalité et de notre identité. Les auteurs nous rappellent que « La douleur est une expérience multidimensionnelle dont la composante affective est essentielle. Le cortex cingulaire antérieur (CCA) est une structure impliquée dans cette dimension affective ». Ainsi, Aziz et al. seront les premiers à cibler cette région du système limbique, 16 patients souffrant de douleur neuropathique seront opérés par SCP du CCA. L’âge moyen à la chirurgie était de 48ans [33—63]. La douleur et ses répercutions ont été évaluées avant et après l’intervention en utilisant une Échelle Visuelle Analogique (EVA), le Questionnaire de la Douleur de McGill (MPQ) et le Short Form-36 (SF-36) ainsi que le Questionnaire EQ- 5D pour estimer la qualité la vie. Chez 15 patients (93,3 %) le neurostimulateur a été internalisé et le suivi a été possible chez 11 d’entre eux avec un suivi moyen de 13,2 mois. Suite à la chirurgie, la VAS a chuté en dessous de 4 pour cinq d’entre eux dont un patient libéré de toute douleur. Une amélioration très significative de l’EQ-5D a été observée (moyenne 20,3 % de 0 % à 83 %, p=0,008). En outre, des améliorations statistiquement significatives ont été notées sur le fonctionnement physique : 64,7 % (de —8,9 % à 276 %, p = 0,015) et les douleurs corporelles 39,0 % (—33,8 % à 159 %, p=0,05) parmi les items du questionnaire de qualité de vie SF-36. En revanche, les améliorations observées sur le MPQ n’étaient pas significatives (+16,0 % à +100 %, p = 0,23). L’équipe d’Oxford conclut qu’en supprimant la composante émotionnelle de la douleur, les patients ont le sentiment d’avoir une douleur « qui ne les concerne plus ». Ce travail ouvre des perspectives prometteuses, mais plusieurs réserves doivent, néanmoins, tempérer cet enthousiasme. Déjà, le faible effectif et le suivi qui demeurent limités. Le fait, ensuite, que cette étude soit ouverte et non randomisée. Il est dommage, en effet, que les auteurs se soient privés de l’un des atouts méthodologiques majeurs de la SCP : la possibilité d’effectuer une évaluation en double insu lors d’une stimulation On/Off. On regrette également de ne pas être renseigné sur la raison pour laquelle six des 16 malades souffrant de Failed Back Surgery Syndrome n’ont pas été candidats à une stimulation médullaire épidurale et pourquoi, également, aucun des trois malades présentant un arrachement du plexus brachial n’ai bénéficié d’une DREZotomie. Enfin, on peut déplorer l’absence d’évaluation des fonctions cognitives, de l’humeur et de la personnalité dans cette étude. On connaît pourtant le rôle du CCA dans chacune de ces facettes. En définitive, il s’agit — à n’en pas douter — d’une piste très intéressante que de débarrasser la douleur de la souffrance. Les avancées technologiques, aujourd’hui, nous munissent de nouveaux outils pour cela. En 2016, la même équipe a repris une partie des résultats de cette série et les a confrontés aux données de tractographie par IRM [55]. Les chercheurs britanniques ont constaté que les patients étaient davantage soulagés lorsque les fibres stimulées du cortex cingulaire antérieur possédaient d’importantes connexions — via le faisceau médian du télencéphale, un relais primordial du circuit de la récompense — avec le thalamus et le mésencéphale. Inversement les résultats décevant étaient enregistrés lorsque les connexions s’établissaient avec le précuneus (partie interne du lobe pariétal postérieur) impliqué dans la perception du schéma corporel. Malheureusement ce papier nous éclaire peu sur les circuits anatomiques impliqués dans le soulagement de la douleur par SCP du CCA. En premier lieu, le faible effectif — 8 patients — qui pose la question de la puissance statistique. Ensuite, les mécanismes d’action de la stimulation cérébrale à haute fréquence au niveau de cette région sont débattus : inhibition, voire activation, des cellules du manteau cortical ? Ou alors inhibition, voire activation, du faisceau de fibres — le cingulum — qui transite sous le cortex ? Ou bien stimulation du cortex ET du cingulum ? Il est à craindre que la réponse se fasse encore attendre puisqu’avec presque trente années de recul et près de 100 000 patients parkinsoniens stimulés au niveau du noyau sous-thalamique le mécanisme d’action de la SCP à ce niveau réserve encore beaucoup d’interrogation [56].
Les progrès technologiques actuels et notamment l’avènement des NBIC (nanotechnologie, bio-ingénierie, informatique et sciences cognitives) va déboucher sur de nouvelles générations de stimulateur qui ne se borneront plus à stimuler, mais aussi à enregistrer et analyser l’activité cérébrale du tissu environnant l’électrode. Ces « stimocepteurs » offriront de véritables fenêtres sur le cerveau [57]. Des avancés qui, immanquablement, profiteront à ces nouveaux modes de traitement de la douleur.
Il est très difficile d’évaluer dans le traitement de la douleur les services rendus, a posteriori, par les techniques chirurgicales ayant visé les structures anatomiques en charge des émotions. Très probablement ont-ils permis d’atténuer la charge affective qui colore la douleur pour la transformer en souffrance, mais au prix de quels troubles neuropsychologiques et de quelles mutilations de la personnalité ?
L’avènement de la stimulation cérébrale profonde a rouvert le champ de la psychochirurgie à la fin des années 1990. Son caractère réversible et paramétrable a permis de résoudre certains des problèmes éthiques que posait cette « chirurgie de l’esprit ». Ce nouvel outil thérapeutique, — mais également d’investigation avec les « stimocepteurs » — viendra probablement écrire un nouveau chapitre dans le traitement des douleurs pharmaco-résistantes.
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