Histoire de la psychochirurgie II

La naissance de la psychochirurgie

John Fulton et ses travaux sur les lobes frontaux des singes

John Fulton à Yale
John Fulton à Yale

John Fulton, titulaire de la chaire de physiologie, et son collègue Carlyle Jacobsen travaillent sur les fonctions corticales des lobes frontaux chez les grands singes. Ils observent, chez deux chimpanzés, Beckie et Lucy, conditionnés à effectuer des tâches complexes et récompensés après chacune d’elles, que l’ablation d’une partie des lobes frontaux ne les empêche pas d’effectuer leurs exercices ; en revanche, ils sont davantage distraits et ne manifestent plus de comportement de frustration en l’absence de récompense. Ces travaux, présentés lors du second congrès international de neurologie à Londres en 1935, aux côtés de ceux du neurochirurgien français Clovis Vincent portant sur la fonction des lobes frontaux, vont retenir toute l’attention d’un des participants : Egas Moniz.

L’inventeur de la psychochirurgie, Egas Moniz

Egas Moniz (Courtoisie du Pr. João Antunes Lobo)
Egas Moniz (Courtoisie du Pr. João Antunes Lobo)

Egas Moniz, à cette époque, est un neurologue portugais reconnu (figure ci-contre). Personnalité éclectique, ministre des Affaires étrangères du Portugal au lendemain de la Première Guerre mondiale, puis ambassadeur en Espagne, ses travaux sur l’angiographie cérébrale lui ont valu, dès 1927, une reconnaissance unanime de ses pairs . Se basant sur les travaux de Fulton et du neurologue américain Brickner, Moniz formule l’hypothèse suivante : " Les troubles mentaux doivent être en relation avec la formation de groupements cellulo-connectifs plus ou moins fixes [...]. Pour guérir ces malades il faut détruire les arrangements de connexions qui doivent exister au niveau des lobes frontaux ". Trois mois après avoir assisté à la conférence de Londres, et sans recours à une expérimentation animale préalable, le neurologue portugais charge son collègue neurochirurgien Almeida Lima de procéder aux premières interventions d’interruption des afférences et efférences des lobes frontaux. La procédure chirurgicale sera mise au point sur un cadavre.

La première intervention : la leucotomie préfrontale

Technique de la leucotomie préfrontale standard selon Moniz
Technique de la leucotomie préfrontale standard selon Moniz

L’intervention, effectuée initialement sous anesthésie locale puis par la suite générale, consiste en la réalisation de deux trous de trépan dans la région frontale haute, à trois centimètres de part et d’autre de la ligne médiane (figure ci-contre). À travers ces orifices, une aiguille graduée est introduite et de l’alcool absolu est injecté dans chacun des centres ovales. Au huitième patient, cette méthode sera abandonnée au profit d’une lame métallique, le leucotome, instrument jugé plus précis.

 

La technique de la leucotomie préfrontale était née et, selon cette procédure, plus d’une centaine d’interventions allaient être effectuées par l’équipe portugaise. La première intervention sera réalisée le 12 novembre 1935, chez une femme de 63 ans souffrant de mélancolie, d’anxiété et de délire paranoïaque. Deux mois plus tard, aux dires d’un jeune psychiatre qui l’examina, « la malade était très calme, bien orientée, légèrement triste et ne présentait plus d’idée pathologique ». Elle ne quitta, cependant, jamais l’hôpital. Durant les quatre mois suivants, une vingtaine d’opérations lui succédèrent. Moniz communiqua l’ensemble de ses résultats, avec un recul extrêmement court, le 5 mars 1936, devant les membres de Société de neurologie de Paris : « aucun décès, aucune aggravation, 35 % des patients guéris, 35 % présentent une amélioration clinique et 30 % sont sans résultat ». Le neurologue portugais ajouta que les meilleurs résultats avaient été enregistrés parmi les patients présentant des troubles de l’humeur plutôt que chez les malades schizophrènes.

 

À Paris, la communication de Moniz fut accueillie avec une indifférence mêlée d’un certain scepticisme. On sait à l’époque que toute mutilation du lobe frontal, la « majesté du cerveau » selon l’anatomiste français Gratiolet, laisse craindre un affaiblissement intellectuel. Néanmoins, dans un pays où le courant freudien est puissant, ses travaux critiquables, tant d’un point de vue méthodologique qu’éthique, ne provoquèrent pas la désapprobation générale qu’ils auraient sans doute pu mériter. Il est vrai que Moniz jouissait alors du prestige de l’ancien ministre des Affaires étrangères signataire de la conférence de Paris en 1918, et se voyait régulièrement cité pour le prix Nobel destiné à couronner ses travaux sur l’angiographie cérébrale. Moniz et Lima poursuivirent leurs interventions sans apporter de modification notable à la technique, et près d’une centaine de patients furent ainsi opérés avec un suivi qui demeura obscur. Cette série d’interventions donnera lieu à plus de cent publications et à deux ouvrages. En Europe, seuls les Italiens manifestèrent un intérêt envers ses travaux, et parmi eux, Émilio Rizzatti de Turin, rejoint par Puusepp d’Estonie. Tous deux reprirent la technique et, en 1939, ils compteront plus de deux cents opérations à leur actif. Outre-Atlantique ces résultats ont, dès 1936, retenu l’attention d’un neuropsychiatre de l’université de Washington, Walter Freeman, qui déjà, s’intéressait de près aux travaux de Fulton. Le 14 septembre 1936, il réalise avec James Watts, neurochirurgien de la même institution, l’intervention mise au point par Moniz sur une femme de 63 ans « agitée et dépressive ». Près de six cents interventions similaires suivront.

Des heures fastes et sombres

Walter Freeman - Aout 1952
Walter Freeman - Aout 1952

Pour bien appréhender le succès que rencontra aux États-Unis la technique importée par Freeman et Watts, il faut prendre la mesure des difficultés que connaît la psychiatrie américaine. À cette époque, les seuls traitements proposés aux patients psychotiques demeurent l’internement et les thérapies de chocs décrites précédemment. En 1937, plus de quatre cent mille patients sont ainsi hospitalisés dans près de cinq cents institutions psychiatriques au travers des États-Unis, ce qui représente un peu plus de la moitié des lits d’hospitalisation du pays. Le budget alloué à cette spécialité dépasse alors le milliard et demi de dollars et, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, plus d’un million huit cent mille hommes sont réformés pour des raisons psychiatriques sur les quinze millions mobilisés. Fulton, dans un de ses ouvrages, estime « à un million de dollars par jour l’économie pouvant être générée si, par une pratique plus large des lobotomies, 10 % des patients hospitalisés devenaient ambulatoires ». Dans le même temps, les grands médias américains réservent un accueil très complaisant à cette nouvelle technique. Le neurophysiologiste et historien de la psychochirurgie E. Valenstein conclura, dans un ouvrage de référence, Great and Desperates Cures : « L’absence d’agent neuropharmacologique efficace, la surpopulation asilaire, le coût financier et social élevé des pathologies psychiatriques à cette époque auront contribué à créer un accueil des plus chaleureux à la lobotomie frontale ». 

Freeman, promoteur infatigable de la lobotomie aux États-Unis

La lobotomie frontale latérale
La lobotomie frontale latérale

Les premiers temps, Freeman et Watts se contentent de reproduire à l’identique la technique de Moniz mais, très rapidement, ils estimeront, devant des résultats jugés décevants, que des améliorations doivent être apportées. Les trous de trépans ne seront plus percés au sommet du crâne mais latéralement (figure ci-contre). Le duo s’efforce de réaliser ses procédures sous anesthésie locale, afin de poser des questions au patient sur ses perceptions tout en lui demandant d’effectuer certains exercices. Tant que le patient ne présente pas de signe de détérioration, la leucotomie est étendue. De façon empirique, Freeman retiendra deux « plans de coupes » selon le type de pathologie à traiter : section limitée et antérieure s’il s’agit d’une pathologie dite « psychoneurotique affective », ou section étendue et postérieure face à une schizophrénie.

Dans le même temps, J. Lyerly, neurochirurgien en Floride, expose les résultats chez vingt et un patients et conclut que les meilleurs résultats sont obtenus avec des patients « mélancoliques, anxieux ou déprimés ». En 1942, Freeman et Watts publient leur ouvrage intitulé Psychosurgery, dans lequel ils retracent leur expérience de quatre-vingts malades opérés. Dans la préface, les auteurs défendent la théorie selon laquelle les lobes frontaux, essentiels à l’adaptation sociale, ont un fonctionnement perturbé chez les malades mentaux, et considèrent que la déconnexion partielle de ces lobes du reste de l’encéphale autorise une meilleure adaptation sociale car, toujours selon Freeman, « sans lobes frontaux il ne peut y avoir de psychose fonctionnelle ». Le psychiatre y reprend l’idée, en vogue à l’époque, que le thalamus serait responsable de la dimension émotionnelle des pensées. La section des faisceaux frontothalamiques serait donc destinée à libérer les fonctions intellectuelles d’une emprise émotionnelle trop prégnante. Des théories voisines circulent, visant à expliquer le geste au grand public. L’une d’entre elles établit des parallèles entre le moi, le surmoi et le ça freudien et les structures cérébrales (figure ci-dessous). Le livre de Freeman, destiné à un large public et encensé par le magazine Time, va avoir un formidable retentissement tant dans l’opinion que dans le monde médical. La situation asilaire devenant préoccupante, la pratique de la lobotomie selon la méthode décrite par Freeman et Watts va se généraliser aux États-Unis pour atteindre plus de deux mille interventions à la fin de 1946, toujours selon le Time, et près de vingt mille en juin 1951 d’après un rapport du Sénat.

 

Magazine Life – D’après cette vue d'artiste, illustrant certaines des conceptions de l'époque, lorsqu'un homme croise une femme cela déclenche au niveau du thalamus une pulsion sexuelle primitive (le « ça »), cette structure étant à l'origine des conduites émotionnelles. À droite le « moi », symbolisant l'intelligence et l'expérience lui déconseille de se ruer sur la jeune femme tout comme le « surmoi » qui, à gauche, représente la conscience morale. Le compromis de ces différentes influences amène, par le biais des fonctions exécutives, l'homme à tirer poliment son chapeau.


Des débuts timides en France

Moniz, pourtant élève du neurologue Pitre à Bordeaux puis de Pierre Marie, Joseph Babinski et Jules Dejerine à Paris, comptera très peu de disciples dans l’hexagone. « Ses premières communications et son livre publié en Français et à Paris en 1936, furent accueillis dans l’ensemble par le scepticisme et la désapprobation » relate le neurochirurgien Puech. On relève néanmoins, en 1940, une communication isolée de Gaston Ferdière, concernant une leucotomie pratiquée selon la technique du neurologue portugais chez un patient schizophrène souffrant de stupeur catatonique. Mais le chef du service de psychiatrie de l’hôpital de Rodez passera à la postérité surtout pour avoir été le psychiatre d’Antonin Artaud. Ajoutons également, en 1944, une petite série de malades opérés par Puech à l’hôpital Sainte-Anne. Cependant, comme le relate Marcel David, « c’est seulement après la libération que l’on apprit en France l’extension considérable [de la leucotomie] dans les pays anglo-saxons à la suite des travaux de Freeman et Watts. Les techniques primitives se modifièrent, d’autres méthodes opératoires furent proposées et le monde entier, alors, avec un engouement qui paraît injustifié avec le recul des années, adopta la psychochirurgie ». Les psychiatres français, moins soumis à la pression financière et préférant les thérapies de choc, n’adresseront leurs malades aux neurochirurgiens que plus tardivement. Ce n’est que bien après la Seconde Guerre mondiale que la psychochirurgie se développera en France sous l’impulsion des neurochirurgiens David, Puech, Talairach, Wertheimer et Le Beau. Ce dernier, imprégné des travaux de l’Américain Fulton, sera l’un des pionniers de la topectomie mais également de la cingulectomie. Une variante de ce geste, la cingulotomie, reste l’une des rares interventions de chirurgie ablative à être encore pratiquée de nos jours.

L’engouement aux États-Unis

Sur la côte Est des États-Unis, les neurochirurgiens Poppen, Grant à Philadelphie, Pool  à New York, Lyerly à Jacksonville en Floride, Love à la Mayo Clinic dans le Minnesota, emboîteront le pas de Freeman dès 1937. Au lendemain de la Seconde Guerre, il deviendra difficile de recenser tous les praticiens tant la procédure sera répandue. La situation asilaire étant devenue critique, l’American Psychiatric Association (APA) évaluait, en 1948, à huit cent mille le nombre de lits manquants et, dans un ouvrage retentissant, le journaliste Deutsch dressa un bilan accablant des conditions sanitaires et du manque de personnel dans les hôpitaux psychiatriques du pays.

Ailleurs en Europe et dans le reste du monde

Outre-Manche, deux cents interventions seront répertoriées dès 1942, plus de mille en 1947, dont près de la moitié seront réalisées par McKissock du St George’s Hospital de Londres, et ce nombre culminera à plus de dix mille en 1954. Ces techniques gagnèrent le reste de l’Empire britannique, dont l’Inde, à partir de 1944. En Italie, dès 1936, Rizzatti à Turin fut l’un des précurseurs de la psychochirurgie ; néanmoins, l’histoire a surtout retenu le nom de Fiamberti de Varese. En effet, ce psychiatre eut l’idée, en 1937, de simplifier la technique de Moniz afin d’accéder à la partie préfrontale de l’encéphale par le toit de l’orbite. Cette technique fut reprise par Freeman aux États-Unis et connaîtra une dangereuse dérive. À Istanbul, Saltuk, auquel succèdera Berkay, réalisèrent environ quatre cents interventions de 1952 jusqu’au début des années 1960, cela en dépit d’une communauté des psychiatres turcs plutôt hostile à ces interventions. En URSS, les neurochirurgiens Babtchin de Leningrad et Egorov réalisèrent plus d’une centaine de leucotomies préfrontales ou de leucotomies transorbitaires avant qu’un ordre du ministre de la Santé y mette brutalement un terme. Jdanov pointe du doigt certains médecins juifs et considère que cette technique est « incompatible avec les principes physiologiques de base de la doctrine de Pavlov ». Dans un article relatant cet épisode, Lichterman explique que cette interdiction, qui restera en vigueur jusqu’en 1982, aurait probablement fait suite à la lobotomie du fils d’un apparatchik contre l’avis de son père. Cette péripétie est considérée comme l’un des signes annonciateurs du fameux complot des blouses blanches, une machination aux relents antisémites, orchestrée par le régime stalinien dans le cadre d’une purge de l’appareil communiste. Au Japon, les premières lobotomies sont recensées dès 1938 et sont l’œuvre de Nakata. Néanmoins, c’est surtout l’enseignement de la technique de Freeman par le neurochirurgien des forces américaines à Osaka, Schrader, dès la reddition japonaise, qui diffusera la procédure dans l’archipel nippon. Sur le continent sud-américain, Mattos Pimenta à Sao Paulo, opérera les premiers patients selon la technique de Moniz dès l’été 1936, puis à partir de 1942 suivant la méthode de Freeman.

La leucotomie transorbitaire ou le drame du « pic à glace »

Devant l’afflux croissant de patients lui étant adressés, Freeman s’interroge, dès 1945, sur une simplification de la technique permettant sa réalisation en ambulatoire. Il va, pour cela, reprendre la méthode développée par Fiamberti : plutôt que d’aborder les lobes frontaux à leurs parties supérieures, l’accès chirurgical s’effectuera juste au-dessus de l’œil, dans le cul-de-sac conjonctival, au travers du toit de l’orbite, c’est-à-dire par voie transorbitaire (figure ci-dessous).

 

La déconnexion des lobes frontaux du reste de l’encéphale s’effectuera donc par la base au lieu du sommet du crâne. Plutôt que d’utiliser le leucotome comme Fiamberti, Freeman aura recours à un orbitoclaste, le tristement célèbre simple « pic à glace », auquel il impulsera des mouvements d’essuie- glace dans le plan frontal, ceci afin de sectionner la substance blanche thalamocorticale .Dès janvier 1946, après une brève expérimentation sur des cadavres, Freeman va pratiquer sa nouvelle technique dans son bureau de consultation à Washington. Un différend va alors éclater avec son associé Watts, le neurochirurgien estimant la procédure trop risquée pour être effectuée dans un bureau. De plus en plus critique à l’égard de la sélection des patients, il décide de mettre un terme à leur collaboration. Fulton, également scandalisé, écrira en octobre 1947 à Freeman : « J’ai entendu dire que vous effectuez des lobotomies dans votre bureau avec un pic à glace. Pourquoi ne pas utiliser un revolver ? Cela serait plus rapide ! ».

 

Dès lors, Freeman opérera seul pratiquant ou supervisant plus de quatre mille procédures [88-90]. Il s’attirera la vindicte d’un bon nombre de neurochirurgiens ne tolérant pas qu’il puisse exercer sans diplôme de chirurgien et surtout en dehors des salles d’opération, dans des conditions d’asepsie laissant à désirer. Parmi eux, le chirurgien mais également psychiatre et anatomopathologiste, Bailey, déclarera : «Cette nouvelle technique, grandement risquée pour un neuro- chirurgien, est dorénavant pratiquée dans les cabinets de psychiatres incapables de faire face aux complications que cette intervention peut provoquer. Une telle procédure à l’aveugle est injustifiable ». Néanmoins, d’un tempéra- ment reconnu comme prosélyte, Freeman parviendra à former de nombreux psychiatres à sa technique, sillonnant les États-Unis à bord de ce qu’il sera convenu d’appeler sa «lobotomobile». Cette nouvelle technique, facile et rapide, l’autorisera à enchaîner près d’une quinzaine d’interventions en une matinée. Malgré un nombre élevé de complications, hémorragiques pour la plupart mais aussi infectieuses, tenant à l’utilisation d’un matériel non stérile, cette technique ambulatoire va connaître un succès grandissant auprès de ses confrères neuropsychiatres, et surtout être applaudie par les médias de l’époque.

Walter Freeman réalisant une leucotomie transorbitaire. Le patient a été préalablement « anesthésié » par une série d’électrochocs. On remarque les conditions d’asepsie précaires.
Walter Freeman réalisant une leucotomie transorbitaire. Le patient a été préalablement « anesthésié » par une série d’électrochocs. On remarque les conditions d’asepsie précaires.

 

Dr Marc Lévêque  (Illustration Chapodesign) - Extrait de Psychochirurgie